
Ruth Moufang (1905-1977) Mathématicienne allemande, elle fut la première doctorante mathématicienne à travailler en industrie et la première professeure titulaire allemande en mathématiques.
par Paul Fontaine
Sa recherche porta sur des théorèmes de configuration en géométrie projective du plan. Elle étudia également des structures algébriques qu’on nomme aujourd’hui boucles de Moufang.
Biographie
Ruth Moufang naquit le 10 janvier 1905 dans la ville de Darmstadt en Allemagne. Son père Dr. Eduard Moufang, chimiste du secteur industriel, et sa mère Else Fecht Moufang, eurent également une autre fille, Erica, sœur ainée de Ruth. Comme il était commun au sein des familles de la classe moyenne allemande de l’époque, Ruth et Erica furent très tôt encouragées dans leur développement intellectuel et académique. Les deux sœurs poursuivirent leur éducation au Realgymnasium, équivalent actuel du secondaire, où elles furent initiées aux mathématiques par Wilhelm Shawn. Elles participèrent notamment à l’illustration d’un traité de géométrie par Shawn. Par la suite, le chemin des frangines se scinda : Erica devint artiste et Ruth entama des études en mathématiques.
En 1925, Ruth Moufang fit son entrée à l’Université Johann Wolfgang Goethe de Frankfurt, établissement qui acceptait les étudiantes depuis sa fondation en 1914 et promouvait l’accès des femmes aux milieux académiques. Elle compléta avec succès les examens pour enseigner au Realgymnasium en 1929 et continua ses études doctorales à Frankfurt sous la supervision de Max Dehn. Sa thèse, Sur la structure de la géométrie projective du plan, lui mérita l’obtention d’un doctorat en 1931 sous les éloges de son superviseur :
« Le présent travail s’attaque avec le plus grand des succès à un nouveau et vaste domaine de recherche. […] L’autrice est parvenue, en toute indépendance, à des résultats qui représentent un enrichissement fondamental à nos connaissances géométriques.. »
(Tiré de RADTKE et traduit librement par Jean-Philippe Chassé)
S’en suivirent une série d’années de recherche et d’enseignement. Récipiendaire d’une bourse de recherche, elle séjourna un an à l’Université de Rome, puis retourna en Allemagne pour occuper un poste d’enseignante temporaire à l’Université de Königsberg jusqu’en 1933. Elle y côtoya notamment Emmy Noether et y fit la rencontre de Kurt Reidemeister, qui l’encouragea grandement à poursuivre ses travaux. Elle revint à Frankfurt, où elle continua à offrir des cours.
L’arrivée du parti nazi au pouvoir en 1933 fut suivie d’une forte répression dans les milieux universitaires : le département de mathématiques de Frankfurt vit l’expulsion de nombreux professeurs juifs dont celle de Max Dehn en 1935. Malgré tout, durant ces années, Ruth Moufang put poursuivre ses recherches en géométrie projective. Elle demanda en 1936 son habilitation de professeure et fut reçue favorablement, étant seulement la troisième femme allemande habilitée en mathématiques. Un mois suivant son acceptation, une lettre du ministère de l’éducation l’informa qu’elle ne pouvait occuper le poste de professeure, car les politiques en place requéraient qu’un professeur fût un « leader » pour les étudiants au-delà de la simple sphère académique. Puisque les étudiants étaient majoritairement des hommes, un tel rôle ne pouvait être assumé par une femme. Moufang fut tout de même autorisée à poursuivre ses activités de recherche à l’université. Au final, de 1931 à 1937, Moufang publia huit articles sur les fondements de la géométrie projective.
Puisqu’aucun poste permanent de recherche dans les universités allemandes n’était disponible, Moufang se tourna vers le milieu industriel et trouva un emploi à l’Institut de recherche Krupp à Essen. Elle publia entre 1937 et 1946 de nombreux articles en physique, particulièrement en théorie de l’élasticité. Elle y assura notamment la direction du département de mathématiques à partir de 1942.
La fin de la guerre et la chute du régime nazi poussèrent de nombreuses universités allemandes à employer les plus éminents noms de la communauté mathématique qui n’eurent pas adhéré au parti nazi. Ainsi, dès que l’occasion se présenta, en 1947, Moufang obtint le titre de professeure adjointe à l’Université de Frankfurt. Enfin, elle fut promue professeure titulaire en 1957, poste qu’elle conserva jusqu’à sa retraite en 1970.
Durant ses vingt dernières années à Frankfurt, Moufang se concentra davantage sur ses charges d’enseignement. Elle se consacra pleinement à ses nombreux étudiants doctorants (pas moins de 23). Celle qui fut, en Allemagne, la première doctorante mathématicienne à travailler en industrie et la première professeure titulaire en mathématiques, décéda en 1977.
Aujourd’hui, les prix Ruth Moufang offerts par l’Université de technologie de Darmstadt (sa ville natale) récompensent les travaux doctoraux et postdoctoraux de ses étudiantes en mathématiques.
Capsule mathématique
Les travaux notoires de Ruth Moufang sont ceux qu’elle effectua entre 1931 et 1937, soit ceux de la période couvrant ses études doctorales jusqu’à son départ du milieu académique pour le secteur industriel. Ces années furent pour Moufang l’occasion de développer des théorèmes de configuration en géométrie projective du plan. Certains noteront d’ailleurs que sa plus grande contribution est la démonstration du théorème du quadrilatère complet.
Cependant, avant de discuter ce résultat, il serait utile de faire un bref historique des théorèmes de configuration. En 1899, David Hilbert, inspiré par les travaux d’Euclide en géométrie, proposa une vingtaine d’axiomes afin d’étudier les espaces tridimensionnels. Ces axiomes définissent une géométrie plane dont les objets d’étude, les points, les droites et les plans, sont soumis à différentes règles d’incidence, de congruence, de parallélisme, etc. Lorsque transposés à la géométrie projective, ils permettent de définir abstraitement un plan projectif, qu’on rappelle être l’ensemble des droites d’un espace tridimensionnel sujet à la relation d’équivalence « être parallèle ».

Un théorème de configuration considère certains points et certaines droites en situation d’incidence et émet une conclusion par rapport à l’incidence d’autres points et d’autres droites en rapport avec ces premiers. Par exemple, pour l’espace euclidien usuel, le théorème de Desargues stipule qu’étant donné deux triangles pour lesquels les droites passant par des sommets analogues s’intersectent en un point, ces triangles sont en perspective : les points issus du croisement entre les côtés analogues sont colinéaires (voir figure 1). Un autre exemple dans l’espace euclidien est le théorème de Pappus : pour six points appartenant à deux droites, chacune en contenant trois, les droites reliant des paires de points analogues se rencontrent en trois points colinéaires (voir figure 2).

En 1901, Hilbert s’intéressa au lien entre certains théorèmes de configuration et la structure algébrique des systèmes de coordonnées des plans projectifs. Par système de coordonnées, nous entendons une manière d’étiqueter chaque point du plan projectif, et par structure algébrique, nous désignons des constructions géométriques permettant d’additionner deux points, de les soustraire l’un à l’autre, de les multiplier entre eux et de diviser l’un par l’autre. En définissant de manière abstraite un plan projectif à partir de ses axiomes, Hilbert démontra que la configuration de Desargues est valide pour tout paire de triangles en perspective si et seulement s’il est possible de munir le plan projectif de coordonnées dans un corps gauche. De même, il montra en 1930 que le théorème de Pappus est équivalent à ce que le système de coordonnées admette la structure d’un corps.

En 1934-1935, Moufang montra que le théorème du quadrilatère complet (voir figure 3, les points et
permettent d’obtenir le point
dans cette configuration précise) est équivalent à ce que le plan projectif admette des coordonnées appartenant à un anneau alternatif de division, c’est-à-dire un anneau non associatif pour lequel des inverses multiplicatifs existent et pour lequel on a
,
et
pour tous éléments
de l’anneau. De tels plans projectifs sont aujourd’hui nommés plans de Moufang.L’étude du caractère algébrique émanant de constructions géométriques amena Moufang à étudier davantage les anneaux alternatifs à division. En particulier, les éléments non nuls d’un tel anneau forment ce qu’on nomme aujourd’hui « boucle de Moufang » en son honneur. Une boucle de Moufang
est d’abord une boucle, c’est-à-dire une structure algébrique s’apparentant à un groupe qui n’est pas nécessairement associatif et dont l’unicité des inverses n’est pas assurée. De plus,
doit satisfaire la propriété
pour tous
. Cette propriété est en quelque sorte une version légère de la propriété d’associativité
propre aux groupes.
Srinivasan, B. (1984), « Ruth Moufang, 1905-1977* », The Mathematical Intelligencer, vol. 6, no 2, p. 51-55
Cerroni, C. (2004). « Non-Desarguian geometries and the foundations of geometry from David Hilbert to Ruth Moufang », Historia Mathematica, vol. 31, no 3, p. 320-336
Chandler, B., Magnus, W. (1982), « The History of Combinatorial Group Theory : A case Study in the History of Ideas », New York : Springler-Verlag New York Inc.
Mehrtens, H. (2008), « Moufang, Ruth », Complete Dictionary of Scientific Biography (Charles Schribner’s Sons)
O’Connor, J.J., Robertson, E.F. (mars 2014), « Ruth Moufang », Repéré à https://mathshistory.st-andrews.ac.uk/Biographies/Moufang/
Radtke, S. (2003), « Die erste Mathematikprofessorin Deutschlands Promotionsvorhaben zu Ruth Moufang (1905-1977) », Mitteilungen der Deutschen Mathematiker-Vereinigung, vol. 11, no 2, p. 50-52
Riddle, L. (9 août 2017). Ruth Moufang. Repéré à https://www.agnesscott.edu/lriddle/women/moufang.htm
Figures
Srinivasan, B. (1984). Ruth Moufang, 1905-1977*. The Mathematical Intelligencer, volume 6 no 2, 51-55