
Kathleen Ollerenshaw (1912-2014) fut une mathématicienne et femme politique britannique. Elle est surtout connue pour ses travaux sur les carrés magiques et le Cube Rubik ainsi que pour son implication dans le domaine de l’éducation, en particulier l’éducation des filles.
par Indiana Delsart
Biographie
Kathleen Ollerenshaw, née Kathleen Mary Timpson, vint au monde le 1er octobre 1912 à Manchester, en Angleterre. Atteinte d’otosclérose, une maladie héréditaire provoquant une accumulation anormale d’os dans l’oreille la prédisposant à la surdité, elle devint presque entièrement sourde à l’âge de 8 ans à la suite d’une infection virale. Elle apprit alors à lire sur les lèvres auprès d’étudiant·e·s de l’Université de Manchester destiné·e·s à enseigner aux enfants sourds. Ce handicap fut selon elle un avantage pour l’étude des mathématiques: ce sujet reposait peu sur l’ouïe et elle pouvait en faire dans sa tête à de nombreuses occasions, comme par exemple à la messe, où elle ne pouvait pas entendre les sermons. Malgré son talent et sa passion, son internat tenta de l’empêcher de prendre des cours de plus haut niveau en mathématiques, une fille sourde n’ayant selon eux pas d’avenir dans cette discipline où la seule voie possible était l’enseignement. Mais il n’était pas question d’abandonner les mathématiques pour la jeune Kathleen de 16 ans qui s’obstina et finit par faire céder l’administration.
Après l’école, en attendant de pouvoir passer les examens d’entrée aux Universités d’Oxford et de Cambridge, elle étudia l’algèbre et la géométrie de façon informelle avec J. M. Child, professeur à l’Université de Manchester, alors en rédaction de son ouvrage Higher Algebra. En 1931, bien qu’elle fut refusée à Cambridge en raison de sa surdité, elle fut acceptée au Somerville College de l’Université d’Oxford avec une bourse d’études en cachant son handicap lors de son entrevue. À Oxford, distraite par sa relation avec son fiancé Robert Ollerenshaw et les nombreux sports auxquels elle excellait, elle se distingua davantage par ses talents au hockey que par ses prouesses mathématiques. Elle compléta néanmoins ses études de premier cycle en 1934.
Elle commença sa carrière en 1937 en tant que statisticienne au Shirley Institute de Manchester, dédié à la recherche dans l’industrie du coton. En 1939, elle épousa Robert précipitamment, craignant qu’il soit envoyé sur le front immédiatement, bien qu’il ne fût finalement appelé que plus tard, après la naissance de leur fils Charles en 1941. C’est à ce moment que Kathleen retourna à Oxford pour participer à l’effort de guerre en tant que mathématicienne. Elle y donna des « cours d’urgence » en mathématiques et publia plusieurs articles sur les treillis (des ensembles munis d’une relation d’ordre et dans lesquels chaque paire d’éléments possède une borne inférieure et une borne supérieure), qui menèrent à l’obtention de son doctorat en 1945, peu avant le retour de son époux.
Après la naissance de sa fille Florence en 1946, elle devint professeure à temps partiel à l’Université de Manchester tout en élevant ses enfants. En 1954, peu après qu’elle eut reçu sa première audioprothèse, sa carrière politique débuta lorsqu’elle devint membre du Manchester Education Committee, dont elle fut présidente de 1967 à 1971. Deux ans après, elle fut élue conseillère municipale de Manchester en tant que membre du Parti conservateur. Elle occupa ces deux fonctions jusqu’en 1981. De 1976 à 1976, elle fut élue lord-maire de Manchester, une fonction cérémoniale attribuée chaque année à un membre du conseil municipal. En tant que femme politique, elle joua un rôle important dans le monde de l’éducation, notamment en contribuant à la fondation de la Manchester Polytechnic et du Royal College of Music. Elle écrivit aussi plusieurs livres sur l’éducation, dont deux sur l’éducation des filles.
Sa carrière politique bien remplie ne sonna cependant pas la fin de sa carrière de mathématicienne. Elle fut présidente du Institute of Mathematics and its Applications de 1978 à 1979, puis de la Manchester Statistical Society de 1981 à 1983. Elle donna également des cours dans plusieurs universités à travers le pays. C’est aussi pendant cette période qu’elle réalisa ses travaux les plus célèbres en mathématiques : en 1980, elle publia une des premières solutions du Cube Rubik, une activité qui lui valut une tendinite nécessitant une opération, et vers la même période, elle commença à travailler sur les carrés magiques. Ces recherches l’occupèrent pendant près de 20 ans et l’ensemble des résultats furent publiés dans un livre écrit avec David Brée en 1998.
Kathleen Ollerenshaw fut également une astronome amatrice passionnée, n’hésitant pas à faire plusieurs voyages, même à l’âge de 79 ans, pour aller observer des éclipses. Elle fut membre honoraire de la Manchester Astronomical Society et fit don de son télescope à l’Université du Lancaster, dont l’observatoire fut nommé en son honneur en 2002.
À partir des années 2000, elle fut atteinte d’une perte de vision importante et fut donc moins active, bien que décrite comme possédant toujours toutes ses facultés mentales et continuant de travailler sur les projets qui l’intéressaient. Elle s’éteignit le 10 août 2014 à l’âge de 101 ans.
Capsule mathématique
Kathleen Ollerenshaw travailla sur les treillis lors de ses études en mathématiques, mais elle est davantage connue pour ses travaux ultérieurs sur les carrés magiques dans les années 80 et 90.
Un carré magique d’ordre est un tableau carré de
cases comportant chacune un entier positif et dont la somme sur chaque ligne, chaque colonne et chaque diagonale est égale. Cette somme est appelée constante magique. Par exemple, le carré ci-dessous est un carré magique d’ordre 3 dont la constante magique est 18.

Afin de bien comprendre les recherches de Kathleen Ollerenshaw, nous devons introduire ici deux notions supplémentaires sur les carrés magiques : celle de diagonale principale et celle de diagonale partielle. Un carré magique a deux diagonales principales : la diagonale qui descend du coin supérieur gauche au coin inférieur droit et la diagonale qui descend du coin supérieur droit au coin inférieur gauche. Une diagonale partielle est une diagonale incomplète reconstituée en prolongeant le carré par lui-même dans la direction de la diagonale.
Illustrons ces deux notions en reprenant l’exemple ci-dessus : les diagonales principales sont et
. Pour visualiser les diagonales partielles, prolongeons le carré magique à droite :

On peut ainsi visualiser les deux diagonales partielles (en vert) et
(en gris). En prolongeant le carré à gauche, on pourrait également facilement repérer les diagonales partielles
et
.
Kathleen Ollerenshaw s’est intéressée à une classe particulière de carrés magiques : les carrés magiques plus que parfaits. Un carré magique d’ordre est dit magique s’il contient tous les nombres entiers de 0 à
et possède les deux propriétés suivantes :
- la somme sur chaque sous-carré
vaut
;
- Sur toutes les diagonales, c’est-à-dire les diagonales principales et les diagonales partielles, la somme de chaque couple d’entiers séparés par une distance de
vaut
.
Considérons le carré ci-dessous pour bien comprendre ce que signifient ces deux propriétés.

Tout d’abord, on peut constater directement la propriété 1 : chaque sous-carré s’additionne à
. Pour ce qui est de la propriété 2, regardons d’abord la diagonale principale jaune: : 13 et 2 sont séparés par une distance de
et leur somme donne bien
. Il en va de même pour 4 et 11. On le voit également sur les diagonales partielles, dont la diagonale bleue est un exemple : 10 et 5, ainsi que 9 et 6, sont séparés par une distance de 2 et leur somme donne bien 15.
À elles seules, ces deux propriétés assurent la propriété magique du carré, c’est-à-dire que les lignes, les colonnes et les diagonales ont toutes la même somme. Cependant, on peut démontrer qu’un tel carré ne peut exister que si est un multiple de 4. Kathleen Ollerenshaw, avec l’aide de David Brée, a conçu le premier algorithme pour construire tous les carrés magiques plus que parfaits d’un ordre donné. Cette méthode de construction repose sur l’existence d’une bijection entre les carrés dits inversibles, plus faciles à énumérer, et les carrés magiques plus que parfaits. Autrement dit, à partir de n’importe quel carré inversible dont l’ordre est un multiple de 4, il est possible de construire un unique carré magique plus que parfait et vice versa. Ollerenshaw et Brée ont également trouvé une formule pour dénombrer tous les carrés magiques plus que parfaits d’un ordre
donné. C’est ainsi qu’on peut calculer qu’il y a 48 carrés magiques d’ordre 4, 368 640 carrés magiques d’ordre 8 et plus de 22 milliards de carrés magiques d’ordre 12.
Présentons maintenant la formule développée par Ollerenshaw et Brée. Soit un entier positif multiple de 4 tel que sa décomposition en produit de facteurs premiers est
. Le nombre
de carrés plus que parfaits d’ordre
est donné par
,
où
,
et
.
Comme on peut le constater, cette formule est plutôt difficile d’approche pour un être humain. Cependant, elle ne présente aucun défi pour un ordinateur qui peut ainsi facilement calculer le nombre de carrés magiques d’ordre .
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