
Émilie Du Châtelet (1703-1749) Mathématicienne, physicienne et femme de lettres, Émilie du Châtelet contribua grandement à faire accepter la physique newtonienne en France pendant le siècle des Lumières, notamment grâce à ses traductions en français des œuvres de Newton et de Leibniz.
par Marie Michaelides
Outre ces traductions, elle démontra également de façon expérimentale des théories sur l’énergie cinétique, à une époque où les femmes étaient rarement admises dans les cercles scientifiques.
Biographie
Émilie du Châtelet, de son nom complet Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, est née dans le milieu aristocrate français du début du XVIIIe siècle. Fille du baron de Breteuil, proche du roi Louis XIV, elle bénéficia dès sa plus tendre enfance de l’influence d’un milieu très ouvert aux arts et aux sciences, en particulier grâce au salon parisien tenu par ses parents dans lequel elle put côtoyer très jeune de grands hommes de lettres français, notamment Voltaire.
Fait rarissime pour l’époque, son père lui offrit la même éducation qu’à ses frères et fit venir pour elle des précepteurs, comme on le faisait habituellement pour les garçons de la noblesse. La jeune Émilie de Breteuil révéla une grande aptitude et un grand intérêt pour les études et elle apprit, entre autres, le latin, le grec ancien, l’allemand, la musique et les sciences.
À l’aube du siècle des Lumières, elle montra très rapidement un grand intérêt pour les mathématiques et la physique, qui lui permettaient de comprendre l’univers qui l’entoure et les lois qui le régissent. Passant outre l’obscurantisme et la superstition toujours bien présente de l’Église catholique et de la royauté française, Émilie de Breteuil n’avait ainsi pas peur de briser non seulement les règles de la noblesse à laquelle elle appartenait mais également celles du patriarcat de l’époque.
Outre les mathématiques, Émilie de Breteuil appréciait aussi beaucoup la musique, la danse et le théâtre qu’elle pratiquait en amateur, allant même jusqu’à s’essayer au chant lyrique.. Présentée à la cour à l’âge de seize ans, elle succomba également aux plaisirs et aux extravagances de la vie aristocratique, se montrant très coquette et collectionnant robes, chaussures et bijoux.
Émilie de Breteuil devint marquise du Châtelet à dix-neuf ans lorsqu’elle épousa le marquis Florent Claude du Châtelet, gouverneur de Semur-en-Auxois. Les deux époux ne se voyaient que rarement, le marquis étant fort occupé par sa carrière militaire. Bien que leur mariage ne fut jamais un mariage d’amour, ils eurent trois enfants et restèrent amis toute leur vie. Florent Claude se rendant compte très rapidement des capacités intellectuelles de sa femme et de sa soif de connaissance, il lui permit de vivre sa vie librement.
Malgré son intérêt particulier pour les sciences, la marquise ne se refusait pas les plaisirs de la vie volage de la haute société française du XVIIIe siècle et prit plusieurs amants, dont le maréchal de Richelieu. Elle dut cependant attendre jusqu’en 1733 pour renouer avec Voltaire, qui fut l’amour de sa vie. Celui-ci, exilé en Angleterre de 1726 à 1729 pour ses idées novatrices pour l’époque, était depuis peu de retour en France. C’est donc à Paris que les chemins des deux futurs amants se croisèrent. Devenus inséparables, Émilie du Châtelet invita Voltaire à son château de Cirey en Lorraine dès 1734 et ils y firent vie commune dès 1735, rénovant l’édifice et y emménageant une bibliothèque avec de nombreux équipements scientifiques.
Pendant quatre ans, les deux amants vécurent ensemble, loin des mondanités de la cour de France et se concentrant sur leurs travaux. C’est encouragée par Voltaire qu’Émilie du Châtelet se lanca dans son plus ambitieux projet, celui pour lequel elle restera connue comme femme de sciences : la traduction des Principia Mathematica d’Isaac Newton, qui étaient alors encore très peu connus en France et seulement accessibles à une élite, étant rédigés en latin.
Durant les quinze ans que durera sa relation avec Voltaire, Émilie du Châtelet correspondit avec de nombreux mathématiciens et scientifiques de l’époque tels que Leonhard Euler ou le comte de Buffon. Elle poursuivit assidûment ses études en physique et mathématiques, écrivit divers ouvrages et assista Voltaire dans un grand nombre de ses travaux scientifiques. Ses travaux et son implication dans ces domaines typiquement masculins lui valurent de se faire élire membre de l’Académie des sciences de l’institut de Bologne en 1746.
En 1748, bien que toujours liée d’amitié avec Voltaire, Émilie du Châtelet entama une relation avec le poète et militaire Jean-François de Saint-Lambert. Elle tomba enceinte de lui l’année suivante et mourut le 10 septembre 1749 de complications liées à son accouchement. Son mari le marquis de Châtelet ainsi que ses amis et amants Saint-Lambert et Voltaire demeurèrent à son chevet jusqu’au bout. C’est Voltaire qui se chargea après sa mort de faire publier sa traduction du traité de Newton, la faisant ainsi passer à la postérité.
Capsule mathématique – Traduction et commentaire des Philosophiae naturalis Principia Mathematica de Newton
Les Principes mathématiques de la philosophie naturelle d’Isaac Newton, publiés pour la première fois à Londres en 1687, sont encore considérés aujourd’hui comme une œuvre majeure de l’histoire des sciences. On y retrouve notamment la loi universelle de la gravitation et les trois célèbres lois universelles du mouvement.
La loi universelle de la gravitation décrit l’attraction entre des corps ayant une masse, tels que des planètes, et se résume par la simple formule suivante :
où représente la force gravitationnelle entre les corps,
est la constante gravitationnelle universelle,
et
sont les masses des deux corps considérés et
est la distance séparant les deux corps.
Ni Newton ni son œuvre n’étaient encore très connus en France au début du XXe siècle et Émilie fut la première, et à l’heure actuelle encore la seule, à s’être attelée à sa traduction en français.
Commentaires d’Émilie du Châtelet sur l’oeuvre de Newton
La marquise ne s’est cependant pas contentée de simples traductions, mais a également refait elle-même les calculs de Newton et, plus encore, y a ajouté un commentaire détaillé contenant, entre autres, une description du système planétaire, mais aussi toute une partie scientifique traitant des œuvres d’autres grands hommes de sciences tels que Daniel Bernoulli et Alexis Clairaut.
Le commentaire d’Émilie du Châtelet sur l’œuvre de Newton se compose de deux grandes parties. La première partie, Exposition abrégée du Système du Monde, et explicitation des principaux Phénomènes astronomiques tirés des Principes de M. Newton, se structure en sept chapitres constituant ensemble un réel ouvrage d’astronomie à vocation pédagogique. Sans y inclure de calculs, la marquise du Châtelet se concentre sur une description globale mais détaillée du Système du Monde (i.e. le système solaire) de Newton. Elle introduit les modèles des précédents physiciens ayant tenté de décrire le monde céleste – ceux de Ptolémée, Copernic ou Kepler – et démontre la façon dont celui de Newton les supplante de par son idée fondamentale de l’attraction. La traduction de la marquise des écrits de Newton n’est pas qu’une simple retranscription du latin vers le français mais consiste en une véritable vulgarisation scientifique afin de faciliter l’accès à ces connaissances nouvelles du XVIIIème siècle.
Dans la seconde et plus conséquente partie de son commentaire, intitulée Solution analytique des Principaux problèmes qui concernent le Système du Monde, Émilie du Châtelet déploie toute l’étendue de son intelligence et de son goût pour les sciences et ne se contente plus de traductions ou descriptions des travaux de Newton. En effet, elle s’attèle dans cette seconde partie à appliquer les notions de calcul différentiel introduites par le mathématicien allemand Gottfried Wilhelm (von) Leibniz pour redémontrer certaines des propositions de Newton, remplaçant ainsi les raisonnements plus géométriques de ce dernier. Elle se concentre entre autres sur les calculs de la trajectoire des astres, de l’attraction gravitationnelle ou encore de la réflexion de la lumière, aboutissant à des calculs et équations différentielles complexes. Ce faisant, la marquise contribue à l’utilisation des nouveaux outils mathématiques plus analytiques du XVIIIème siècle et s’éloigne ainsi de la géométrie euclidienne plus traditionnelle et fortement dépendante des raisonnements par figure.
Figure 1: Émilie du Châtelet utilise les intégrales et notations de Leibniz plutôt que la géométrie euclidienne habituellement utilisée par Newton.
La question de la précession des équinoxes
Émilie du Châtelet pousse même son analyse encore plus loin en soulevant un certain nombre de questions et objections sur certaines des explications et démonstrations apportées par Newton, notamment sur la question de la précession des équinoxes qui désigne le fait que l’axe de rotation de la Terre change lentement de direction, entraînant chaque année une avance du moment de l’équinoxe de printemps.
Dans ses travaux, Newton tente d’expliquer et de quantifier ce phénomène qu’il attribue à la conjonction de trois causes: l’angle que l’axe de la Terre forme avec le plan écliptique, l’aplatissement de la Terre à ses pôles, et les forces d’attraction du Soleil et de la Lune. Ses observations astronomiques et diverses expériences lui permettent de calculer la valeur très précise de 50,0012 secondes d’arc par année pour la variation annuelle des équinoxes.
Malgré cette apparente précision, la marquise du Châtelet soulève plusieurs doutes et questions, rappelant les travaux de plusieurs scientifiques qui ont postulé que la variation de l’inclinaison de l’axe de la Terre par rapport à son orbite pourrait être due à d’autres facteurs que la précession des équinoxes avancée par Newton. Émilie du Châtelet soutient notamment que la précision atteinte par Newton sur de tels calculs requiert une bien plus longue observation des équinoxes ou des techniques analytiques bien plus développées que celles que le physicien utilisait au XVIIème siècle. Elle remet ainsi en doute la précision arithmétique de Newton et l’accuse d’orienter ses calculs pour parvenir à son résultat. Bien qu’elle ne prouvera jamais elle-même l’exactitude de ces propos, ils se révèleront justes de nombreuses années plus tard lorsque Pierre-Simon Laplace testera et confirmera ses hypothèses.
Badinter, E. (1983). Mme du Châtelet, Mme d’Epinay, ou l’ambition féminine au 18ème siècle. Montréal : Flammarion.
Bodanis, D. (2006). Passionate Minds: The great love affair of the Enlightenment, featuring the scientist Emilie du Châtelet, the poet Voltaire, sword fights, book burnings, assorted kings, seditious verse, and the birth of the modern world, Crown Publishers.
Cynthia J. Huffman (2017). Mathematical Treasure: Émilie du Châtelet’s Principes Mathématiques, Convergence
O’Connor, J. J. & Robertson, E. F. (2003). Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil Marquise du Châtelet, MacTutor History of Mathematics Archive. http://www-history.mcs.st-and.ac.uk/Biographies/Chatelet.html.
Reichenberger, A. (2018). Émilie Du Châtelet’s interpretation of the laws of motion in the light of 18th century mechanics, Studies in History and Philosophy of Science Part A, 69, 1-11. ISSN 0039-3681, https://doi.org/10.1016/j.shpsa.2018.01.006.
Touzery, M. (2010). Émilie Du Châtelet, un passeur scientifique au XVIIIe siècle, La revue pour l’histoire du CNRS: https://doi.org/10.4000/histoire-cnrs.7752