Sofia Kovalevskaïa

Sofia Kovalevskaïa (1850-1891) grandit dans une Russie où toute étude universitaire et toute carrière scientifique était réservée aux hommes. Elle sut néanmoins se frayer un chemin dans les enceintes d’universités, devenant la première femme à obtenir un doctorat au sens moderne en mathématiques.

par Philippe Robitaille-Grou

Ses travaux, principalement sur les équations aux dérivées partielles, l’analyse et la mécanique, lui permirent de développer à un jeune âge une importante reconnaissance à travers la communauté scientifique européenne.

Biographie

Sofia Kovalevskaïa, née Sofia Vassilievna Korvine-Kroukovskaïa, vint au monde le 3 janvier 1850 à Moscou. Durant ses premières années de vie, c’est une gouvernante qui orchestra son éducation ainsi que celles de sa sœur aînée Anna et de son plus jeune frère Fiodor. L’instruction des enfants fut toutefois prise en charge par des tuteurs privés à partir de 1858, année où la famille s’installa à Bilibino au nord-est de la Sibérie. Dans la nouvelle résidence, les provisions de la famille en papier peint s’avérèrent insuffisantes pour couvrir les trop plantureux murs. Ceux de la chambre de la jeune Kovalevskaïa se trouvèrent ainsi plutôt ornés de notes sur le calcul différentiel et intégral prises par son père dans ses plus jeunes années à l’Académie militaire. Bien qu’à l’époque incompréhensibles pour elle, les fresques murales que formaient les équations fascinèrent la mathématicienne en devenir, au point de rester pour la plupart gravées dans sa mémoire tout au long de sa vie. 

Les tentatives du père d’écarter sa fille cadette des mathématiques, discipline jugée inacceptable pour une jeune femme à l’époque, se virent infructueuses. Elle réussit à mettre le grappin sur un livre d’algèbre, qu’elle lut en cachette durant la nuit. Elle dévora également un ouvrage d’introduction à la physique rédigé par son voisin, le professeur Tyrtov. Ce dernier fut sidéré lorsqu’il apprit que la fillette était parvenue à comprendre son manuscrit en développant par elle-même la théorie reliée aux notions trigonométriques préalables. Tyrtov sut dès lors que Kovalevskaïa devait continuer ses études en mathématiques, mais la tâche s’avéra difficile dans un pays où en tant que femme elle ne pouvait ni aller à l’université, ni voyager seule.

Il faut savoir qu’à partir de son adolescence, l’intérêt de Kovalevskaïa pour les mathématiques commença à s’entremêler à ses convictions politiques. Influencée par sa sœur Anna, elle fut durant cette période initiée au nihilisme russe, courant prônant le rejet de l’autorité parentale, ecclésiale et étatique afin de mettre la science au cœur des priorités. C’est ce qui l’inspira à épouser Vladimir Onoufrievitch Kovalevsky, paléontologue et révolutionnaire russe, dans l’unique but de se rendre avec lui à l’étranger pour poursuivre ses études. Cette pratique nihiliste était qualifiée de « mariage en blanc ». 

Le couple se rendit ainsi en 1868 à Heidelberg, en Allemagne, où les femmes avaient le droit d’assister à un cours universitaire sous l’approbation du professeur. Elle y eut des professeurs de renom tels que Gustav Kirchhoff, Hermann von Helmholtz et Leo Königsberger. Ce dernier proposa à Karl Weierstrass, aujourd’hui généralement considéré comme le père de l’analyse moderne, de la prendre pour étudiante à Berlin. D’abord dubitatif, le mathématicien allemand accepta Kovalevskaïa lorsque celle-ci résolut de manière fort audacieuse une série de problèmes qu’il lui avait proposée. Les cours à l’université berlinoise n’étant pas accessibles aux femmes, elle eut plutôt droit à plusieurs années de cours privés donnés par Weierstrass en personne. 

Toujours animée par sa fibre politique, Kovalevskaïa rejoignit sa sœur durant la Commune de Paris de 1871 pour défendre la Ville Lumière. Elle y servit comme infirmière durant les mois d’insurrections françaises aux côtés de Vladimir, d’Anna ainsi que de Victor Jaclard, mari d’Anna et révolutionnaire reconnu comme l’un des premiers socialistes français. 

À son retour à Berlin, la mathématicienne connut une période des plus productives. Elle rédigea trois articles sur des sujets bien variés : Sur la théorie des équations aux dérivées partielles, Sur la réduction d’une certaine classe d’intégrales abéliennes à des intégrales elliptiques et Ajouts et observations sur les recherches de Laplace concernant la forme des anneaux de Saturne. Weierstrass soumit les trois textes à l’Université de Göttingen, soulignant que chacun d’eux eût été suffisant pour une thèse. C’est ainsi qu’elle devint en 1874 la toute première femme titulaire d’un doctorat au sens moderne en mathématiques.

Malgré son talent remarquable et son doctorat en main, Kovalevskaïa peina à trouver un poste dans une université. Elle retourna quelques années en Russie en compagnie de Vladimir. Même si le mariage des époux n’était à l’origine que formel, ceux-ci décidèrent de le consommer et donnèrent naissance à une fille. Toutefois, la relation des parents s’effrita peu à peu. En 1881, elle quitta de nouveau le pays des tsars, cette fois seulement accompagnée de sa fillette. À Paris, elle rejoignit avec sa soeur des cercles de jeunes révolutionnaires. Elle apprit que son mari avait mis fin à ses jours, nouvelle qui l’affecta profondément, mais qui représenta néanmoins une certaine source de motivation. Le statut de veuve était en effet à l’époque pratiquement la seule façon pour une femme d’être libre. Renouvelant sa collaboration avec Weierstrass, elle continua ses recherches et obtint des résultats notamment sur la réfraction de la lumière en milieu cristallin. C’est en 1884 qu’elle se vit finalement accorder un poste de professeure à l’université de Stockholm.

Dans les années qui suivirent, les succès s’accumulèrent pour la jeune prodige : poste d’éditrice pour la revue Acta Mathematica, prix Bordin de l’Académie des sciences, chaire de recherche à l’Université de Stockholm, prix de l’Académie suédoise, etc. Elle trouva même le temps de rédiger au passage quelques romans, essais et pièces de théâtre. Munie d’une reconnaissance internationale, elle fréquenta plusieurs grands noms de l’époque et se lia d’amour avec Maksim Kovalevski, juriste, sociologue et historien russe. Or, elle ne put profiter que brièvement de ses années de gloire. Elle s’éteignit le 10 février 1891 à 41 ans des suites de complications d’un rhume.

Capsule mathématique

L’un des résultats les plus importants de Kovalevskaïa, lui ayant valu le prix Bordin de l’Académie des sciences de Paris en 1888, porta sur la rotation d’un solide soumis uniquement à l’action de la gravité. Ce mouvement ne dépend pas simplement de la masse du solide, mais également de la manière dont cette masse est distribuée à travers une quantité physique appelée le moment d’inertie. Plus la distribution de la masse est étendue, plus le moment d’inertie est grand, entraînant une plus grande résistance au mouvement de rotation. Par exemple, un patineur ou une patineuse artistique souhaitant tourner plus rapidement collera ses bras à son corps afin de diminuer son moment d’inertie. Cet exemple est modélisé avec un seul axe de rotation, mais dans le cas général d’un solide, trois moments d’inerties sont étudiés, correspondant à trois axes de rotation en trois dimensions. 

Le problème de rotation du solide est décrit par un complexe système d’équations différentielles. Au moment où la mathématicienne russe s’y attaqua, seuls Leonhard Euler et Joseph-Louis Lagrange avaient réussi à résoudre le système dans certains cas bien précis. Euler avait décrit le mouvement lorsque le point fixe du solide se situe en son centre de gravité. Lagrange avait plutôt résolu le cas où le solide est symétrique et son point fixe est le point de contact avec le sol, cas s’apparentant au mouvement d’une toupie. 

Kovalevskaïa remarqua qu’autant pour Euler que pour Lagrange, les solutions trouvées correspondaient à un certain type de fonctions dites méromorphes. Elle eut alors l’idée de tenter une différente approche pour le problème, en cherchant plutôt directement les contraintes sous lesquelles les solutions du système seraient des fonctions méromorphes. Elle put de cette manière trouver la résolution d’un dernier cas respectant ces conditions: celui où deux des trois moments d’inertie sont égaux et le troisième vaut la moitié de leur grandeur. 

Les trois cas ainsi solutionnés correspondent aux trois situations où le mouvement du corps n’est pas totalement chaotique et peut être décrit. Ils furent nommés toupie d’Euler, de Lagrange et de Kovalevskaïa même si seul l’objet étudié par Lagrange ressemble à la toupie conventionnelle, celui de Kovalevskaïa ayant plutôt l’allure d’un gyroscope. Sofia Kovalevskaïa permit ainsi la résolution d’un problème ayant tourmenté plusieurs générations de mathématiciens et de physiciens. De surcroît, l’ingénieuse méthode qu’elle utilisa pour y parvenir donna naissance dans les années à venir à un nouveau concept mathématique, celui de systèmes algébriquement complètement intégrables.


Audin, M. (2008). Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya. Paris: Calvage & Mounet.

Kovalevskaya, S. (2013). A Russian childhood. Springer Science & Business Media.

Kovalevsky, S. Her Recollections of Childhood, trans. I. Isabel F. Hapgood (New York: Century, 1895), 65-67.

Mittag-Leffler, G. (1923). Weierstrass et Sonja Kowalewsky. Acta mathematica, 39, 133-198